Synchronicité

Nous sommes au vingt et unième siècle, et le Livre rouge a été porté à la connaissance d’un plus large public.

Jung se défend dès l’abord de cet ouvrage de faire œuvre scientifique et de rechercher une quelconque gloire en partageant son expérience singulière et le fruit de ses méditations, d’ailleurs à bien peu initialement.  Conçu en temps de crise son livre-témoignage traduit la quête de sens d’un homme bouleversé dans sa vie personnelle et de surcroit affecté par un contexte sacrificiel effroyable  : la grande guerre de 1914-1918 et le quasi suicide de l’Europe occidentale.

On ne pourrait que s’inquiéter de sa parution à l’heure où le catastrophisme et la collapsologie ne sont plus seulement le prurit des sectes illuminées et des Savonarole[1] mais le discours de certains de ceux, scientifiques et décideurs, dont l’exigence de rationalité est (ou devrait être) beaucoup plus haute.[2]

Si le moment de la publication de l’expérience de Jung correspond à un sens, ce à quoi sa lecture et sa méditation nous engagent est autre chose qu’un passe-temps érudit et une nouvelle acquisition de connaissances sur les fondements ou la genèse de la psychologie analytique.

La question se pose aujourd’hui de savoir à quoi cet étrange ouvrage qui relate et interprète une expérience personnelle, singulière, tout en s’inscrivant dans un contexte donné, celui d’une aspiration à une renaissance spirituelle et culturelle, nous engage ?

La transformation des choses anciennes et le passage à un monde renouvelé exigent-ils aujourd’hui qu’un plus grand nombre de personnes inventent ou explorent une voie selon les inspirations qui se feront sentir à eux. Tel pourrait être le sens synchronistique de la publication récente du Livre.

La voie d’un plus grand nombre

On pourrait donc supposer  l’ urgence de l’individuation pour un plus grand nombre. Et cela nonobstant l’affirmation initiale de Jung, qui la définissait dès 1916 comme l’adaptation aux conditions intérieures et la création de valeurs nouvelles, en spécifiant qu’elle ne s’adressait qu’à une minorité. On doit préciser alors qu’il ne s’agit pas, pour ceux qui sentiront une telle exigence, d’imiter Jung, mais plutôt de se fortifier de son courage pour mener leur quête de manière singulière. L’individuation imposera à chacun de résoudre ses propres contradictions, et de répondre à une aspiration profonde en fonction d’une ascèse dont Jung précise certes les modes et les contours mais en aucun cas le contenu qui restera singulier.

Quoi qu’il en soit de l’accroissement des vocations, cette individuation  commence toujours par un exercice de lucidité qui est inséparable de l’intelligence vraie : la connaissance de l’ombre et la prise en compte de ce que l’on ne peut pas ou de ce dont on ne veut pas. Elle imposera à ceux qui s’y voueront de gré ou de force, de plus en plus nombreux on l’espère, la tâche d’identifier et de domestiquer non seulement ce qu’il y a de meilleur mais aussi ce qu’il y a de pire en eux. Et elle mettra à l’épreuve leur narcissisme et leur unilatéralité. Cette urgence est particulièrement argumentée dans un des chapitres de cet ouvrage Le livre rouge et la nigredo.

Révolution spirituelle et thérapeutique

Le Livre rouge -Liber novus amorce-t-il une révolution spirituelle autant qu’il esquisse une psychothérapie différente ou ne fait-il que reprendre et réactualiser ce qui avait déjà été  énoncé par différentes traditions ? Des débuts de réponses à ces questions ont été données dans plusieurs ouvrages de parution récente qui mettent en perspective les créations de Jung et les contextualisent selon des sources théologiques et philosophiques.[3]Nous tenterons de les compléter selon notre expérience clinique et en fonction de notre culture limitée.

L’intérêt du Livre Rouge est en tout cas immense pour l’ascèse et la praxis personnelles, éthiques et spirituelles. Il n’est pas moindre pour les praticiens sur le plan thérapeutique et clinique. Les deux champs d’expérience étant inévitablement reliés. Souvenons-nous avec discernement de la saillie de Jung : « Ma méthode ? C’est moi ! » 

La méditation (vigilante mais critique) de l’expérience de Jung et de ce qu’il a élaboré à partir d’elle est une porte d’entrée pour revisiter son œuvre. Il devient en effet possible de « remettre les compteurs à zéro » comme le dit Sonu Shamdasani[4]  et de se laisser pénétrer par un esprit jungien non à partir des concepts mais en fonction d’une expérience crue et vivante, parfois même inquiétante et dérangeante.

Il devient également possible de saisir son œuvre dans tout ce qu’elle pourrait impliquer, et sans courir le risque de s’égarer dans un imaginaire flatteur ou de s’établir abusivement dans une position théorique dominante .

Si Le Livre rouge confirme  et rend très sensibles quelques axes et notions phares de la psychothérapie ayant trait aux manifestations des clivages et des états de possession divers, il indique bien comment se positionner pour les réduire ou en dépasser le risque. Le livre peut donc inspirer des attitudes et des prescriptions cliniques appropriées.

On ajoutera en effet  que Le Livre Rouge qui est déjà une source d’inspiration, par les leçons philosophiques que reçoit Jung lorsqu’il s’ouvre à l’autre de lui-même, voire au tout autre[5], devrait nous donner l’audace d’élargir le spectre de la psychothérapie et d’en renouveler la pratique notamment par la pratique de l’imagination active, et certainement de respecter davantage l’autonomie et la transcendance[6] des manifestations de  l’inconscient.

Il rendrait ainsi plus opératif ce que nous devinions, sans bien le sentir encore ou en tirer toutes les conséquences, de la valeur des états d’inspiration.

La question se pose de savoir en quoi et pourquoi la voie jungienne se distingue de ce sur quoi

elle s’appuie inévitablement et qu’elle tente de vivifier ou de renouveler, à savoir en particulier la voie chrétienne ? Peut-on dire plus généralement que Le Livre Rouge nous permet de mieux comprendre ce qu’est l’expérience religieuse, bien au-delà des limitations confessionnelles, quelle est sa difficulté, et comment elle s’articule avec ce qu’on ne peut pas supposer autrement que comme des complexes autonomes de l’inconscient, ou énergies de l’âme ? Doit-on affirmer que cette expérience spirituelle ne se distingue pas du chemin d’individuation ?

La valeur du Christianisme. L’inaccompli et la place du Mal. 

« Il fait partie de ce mystère que l’homme ne soit pas sauvé par le héros mais qu’il devienne lui-même un Christ ».[7] Si je réintroduis ma propre personne et tente de discerner pour quelle raison je me suis à ce pont immergé dans le Livre Rouge je peux reconnaître que tel était aussi l’enjeu capital pour moi, tiraillé depuis longtemps entre les enseignements traditionnels chrétiens et les hypothèses jungiennes, de trouver quelque chose qui atténue cette tension entre les opposés.

A l’époque de l’écriture des  Energies du mal [8], deuxième opus qui donne une large place au travail des rêves[9] j’avais fait l’impasse sur Le livre Rouge. Il m’avait semblé juste alors de ne pas prendre le risque de célébrer sa parution et je n’avais pu m’abstenir de mener d’abord ma propre enquête. Folle ambition certes que de me confronter à la question du mal sinon avec mes seules ressources, l’inspiration était tout de même nettement jungienne, du moins en m’appuyant significativement sur mon expérience. Ecrit avec mon sang, et celui de certains de mes patients, difficultueusement, et nourri de mes propres questionnements, le livre mettait en forme ce que j’avais commencé à percevoir. Après l’avoir achevé, je restais cependant sur ma faim comme si je n’avais pas osé tirer toutes les conséquences de certaines des méditations de Jung dont je m’étais soutenu, de ma connaissance de Réponse à Job, de Psychologie et Alchimie et de Mysterium Conjunctionis. Et bien sûr  je n’avais pas souhaité m’aventurer plus loin que le matériel clinique

dont je disposais  ne m’y autorisait. De plus, je doutais parfois des pistes jungiennes. Certaines des affirmations du chercheur zurichois que l’on peut trouver dans le manifeste qu’est Psychologie et Alchimie laissent tout de même bien des choses en suspens.[10]

Ce qui sans doute faisait le plus butée était la question de l’intégration du mal, et plus encore celle de la place à lui donner dans notre vie. Que l’expérience du mal fût une nécessité absolue, la vie n’avait cessé de me l’enseigner. Le mal que l’on rencontre et que l’on encaisse nous affine et nous modèle autrement. Leçon qui cesse d’être amère, lorsque l’épreuve est passée, parce que l’acquisition d’une telle philosophie se vit alors dans tout le corps, dans le rapport aux pulsions comme dans la capacité à laisser vivre des émotions sans en être durablement bouleversé,  et que des sensations ( ou des sentiments) d’équilibre nous donnent l’impression d’avoir été renouvelé. Mais que dire du mal dont on est capable et dont apparemment on se rend coupable , ou de celui qu’il nous est imposé de faire? Quelle instance en nous pourrait le justifier ? Et faut-il croire qu’une simple contestation ou qu’une réinterprétation des règles morales traditionnelles pourrait faciliter leur transgression ?

J’ai cru constater ensuite que les énoncés d’un tel problème que l’on peut trouver dans les œuvres complètes étaient quelque peu en retrait d’autres propositions plus troublantes encore contenues dans le Livre rouge.

Après l’avoir longtemps médité , après avoir été plongé dans le chaos et avoir été désespéré par lui, il me semble en définitive pouvoir avancer que ce fameux Livre soutient en Occident chrétien une révolution spirituelle [11]. Qu’il s’agisse de la compréhension et de la signification de l’apparition du Christ, de la recréation de Dieu par l’homme, de la place de l’homme face à ses dieux et ses démons, de ce qu’est l’enfer, et donc de l’intégration des énergies du mal, de l’importance de la traversée du chaos et des possibilités de renaissance qu’il recèle. Cette remise à plat, cette réinterprétation audacieuse du Christianisme a tout de même contribué à atténuer ma propre tension.

B de la Vaissiere  Janvier 2022  Extrait d’un ouvrage en cours de refonte Le Livre Rouge Révolution spirituelle et thérapeutique

 

[1] Imprécateur florentin qui institua une dictature théocratique à la fin du 15 ème siècle
[2] Mars 2020 : Et les esprits sont à ce point préparés que des mesures drastiques et d’apparence rationnelle sont prises à la hâte sans tenir compte qu’elles pourraient aussi bien amplifier le mal et lui donner une autre forme.
[3] Au coeur du Livre Rouge Christine Maillard Ed La compagnie du Livre Rouge 2017
Les nuits de Jung Luca Governatori Ed Almora 2019
[4]Cahiers jungiens de psychanalyse Juin 2012
[5] Philémon, la figure de vieux sage avec laquelle il dialogue intérieurement, l’enseigne en quelque sorte
[6] Nous n’ignorons pas la définition qui a été donnée de la fonction transcendante, nous soulignons seulement que dans le partenariat entre l’inconscient et la conscience l’ un des deux partenaires est sinon prépondérant du moins plus original que l’autre
[7] p 229 (Le Livre Rouge) 
[8] Les énergies du mal en psychothérapie analytique jungienne. Ed du Dauphin 2016. Le titre Les énergies du Mal est ambigu. Il renvoie aux différentes sources de ce qu’on appelle à bon droit, ou à bonne morale, le Mal Et surtout il traite des énergies qui doivent être identifiées, reconnues, accueillies et métabolisées et de leurs modes de manifestation dans des thérapies ordinaires. Elles ne sont en définitive les énergies du Mal que par notre méconnaissance de leurs influences ou (et) par notre difficulté à nous situer par rapport à elles. Et surtout par notre incapacité à les traiter et à les intégrer si nous ne prenons pas appui sur la fonction symbolique et synthétique de l’inconscient.
[9] La présentation initiale d’un tel travail a été faite par l’auteur dans Le travail des rêves en psychothérapie analytique jungienne-Clinique alchimique Ed du Dauphin 2013
[10] CG Jung. Psychologie et Alchimie. Ed Buchet C page 27 : « Le soi est une union des contraires par excellence… L’opposition entre le clair et l’obscur, le bien et le mal, est restée à l’état de conflit ouvert, le Christ étant le Bien absolu et son pendant, le diable, représentant le Mal. Cette opposition constitue à proprement parler le problème universel, encore sans solution actuellement. Le soi est un paradoxe absolu».
[11] (J’avais d’abord écrit «  amorce une révolution spirituelle ». Mais une relecture de certaines synthèses de l’évolution  philosophique qui se développe depuis le Timée jusqu’aux modernes théories du chaos m’incline à nuancer le propos)