Les énergies du mal (2015)

Les énergies du mal de Bertrand de la VaissièreEditions du Dauphin, Paru le 7 janvier 2016 - Essai (broché).
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On s’intéressera à ces énergies de l’âme et à leur difficile mais indispensable métabolisation au cours de certaines phases du travail thérapeutique.

La question du mal sera abordée selon les axes suivants
Comment domestiquer la puissance ? C’est la question de la démesure, de l’affirmation individuelle
Quel est le statut de l’autre ?  C’est l’Eros dans son rapport avec le Logos
Comment ne pas être possédé par l’imaginaire ? C’est celle de notre positionnement face aux influences archétypique.
Que faire avec la matière et le corps ?  Et là il s’agit de sentir et d’accompagner un rééquilibrage archétypique.


Que faire des traditions ?

Si le mal ne correspondait qu’à notre ombre personnelle comme pourrait le prétendre une psychanalyse qui assimilerait cette ombre au chapitre oublié de notre histoire, ou comme voudrait l’enseigner une philosophie  qui en attribuerait toute la responsabilité à l’homme, la possibilité pourrait être admise d’en venir à bout par les moyens courants et selon les ressources de la conscience, de l’intelligence et de la volonté. Une telle orientation,  si elle est  incontestablement un facteur de progrès moral n épuise pourtant  pas toutes les questions.

Dans la mesure ou l’homme ne peut pas être tenu pour  responsable de sa finitude et de son imperfection*  on ne peut que douter  de son entière  responsabilité et ne pas surestimer ses capacités  à éviter le mal en s’appuyant sur ses seules ressources. Selon la tradition l’accès à des ressources transcendantes l’y aiderait. Or le désir du bien comme l’aspiration par le mal sont transcendants.

* Cf Kant 

 

L’alliance conscient-inconscient et le processus

Le positionnement nouveau de la conscience face à l’inconscient * doit il alors 

*Dont une autre définition nous engagerait à croire qu’il véhicule tant les  pulsions archaïques  que les forces de l’esprit

s’élaborer en termes d’opposition ou en termes  d’alliance ? Et quel doivent être la nature et l’objectif de cette alliance ? La question pourrait être : comment l’inconscient lui-même qui connait tant les secrets de la matière que ceux de l’esprit pourrait-il nous  aider à ordonner dans un ensemble et à  intégrer certaines des énergies qui conduisent au mal ?

Il s’agit  donc encore et toujours de témoigner   ce qui peut fortifier la conscience individuelle et ce qui pourrait accroitre l’autonomie de l’homme face aux puissances qui habituellement le possèdent. Il s’agit aussi de les associer autrement à la conscience.  On doit souligner cette nouvelle responsabilité de l’homme,  à la suite de Jung et de bien d’autres comme Etty Illesum par exemple. Il est possible que celle-ci se  traduise au-delà de ce qu’ont pu instituer et stimuler les systèmes traditionnels en matière de réflexion philosophique et de morale. 


L’inconscient nous fait rencontrer les énergies du mal

Toute analyse est une descente aux enfers 

Extrait de « Psychologie et Alchimie »
« ..en alchimie, par contre, la descente va jusque dans les ténèbres de la matière inanimée dont les couches inférieures sont, selon la conception néopytagoricienne, gouvernées par le Mal. Le Mal et la matière forment la dyade… »  p 389

 
Le mal est il du à  la matière ?

Comment sortir d’un matérialisme excessif,  et nous positionner en des temps de « revanche de la matière »  après l’exagération spirituelle de  l’ère chrétienne ? si ce n’est en plongeant dans l’inconscient qui est comme le dit Jung le langage de « la matière qui se connait elle-même »  

 
Le mal est il du à l’esprit ?

La psychanalyse ou la psychothérapie analytique jungienne vise l’autonomie et l’intégrité de la personne  et  la sortie d’un état de possession par l’imaginaire, par les grandes images archétypiques

Extrait de « Mysterium conjunctionnis »
« Les figures thériomorphes du soleil..et de la lune…, l'un et l'autre sont également dans un certain sens des « bêtes », c'est-à-dire des « appétits »…Ou bien, si le soleil est l'esprit et la lune le corps, l'esprit possède, lui aussi, une concupiscentia ou une superbia.. »  P 195  Tome 1

(Autrement dit ce qu’en Occident on appelle l’esprit, ce qui nous anime nous organise et nous illumine peut aussi être dangereux et meurtrier, etc  Soleil noir)


7 La question de la matière et du corps


Une autre considération de la matière

Face au mal l’exigence de faire émerger une conscience différente, ou de localiser autrement ce qu’on appelle la conscience, est toujours aussi pressante.  C’est une des  tâches  essentielles à laquelle une psychothérapie analytique ouverte et audacieuse peut contribuer. Celle-ci consiste à se relier aux  mystères de la nature, à reconsidérer ce que nous désignons comme la matière  en lui  accordant une autre place, et bien sûr à vivre différemment avec notre corps.  

Aux prétentions  d’un judéo-gréco-christianisme solaire et masculin,  la revanche de la matière on le sait est venue apporter un démenti apocalyptique sur les champs de bataille * et dans les systèmes d’exploitation du dix-neuvième et du vingtième siècle, (et peut être aussi dans une explosion désordonnée de la sexualité). Ces tragédies  nous interrogent  sur la nécessité de nous pencher sur elle autrement que pour en utiliser les ressources à des fins de domination. Nous avons désormais à choisir entre la magie noire et la magie blanche. Cela signifie que nous ne pouvons être seulement dans l’attitude d’investigation traditionnelle caractérisée par l’objectivation. Cette attitude doit être corrigée, à l’instar des pratiques des  philosophes alchimistes ou des manières de sentir des « indigènes » des  anciennes civilisations par un rapport plus intérieur et méditatif, afin de sentir ce que cette matière a à nous dire, quelles images elle fait naître en nous et  comment habituellement elle nous influence sans que nous en ayons suffisamment conscience. Une telle méditation sollicite le corps entier.

L’illusion de la séparation entre l’homme et les différents règnes nous a conduits à  les surexploiter ou à les détruire. Il  est  constatable aujourd’hui que des désordres et des situations de plus en plus difficilement gérables affectent l’écologie et la démographie. Le refus de considérer que nous sommes faits des mêmes éléments mène aussi à l’aliénation, ce que les excès de ce que l’on appelle le matérialisme ne cessent de démontrer. Ces dérives et ces phénomènes de fascination  indiquant très vraisemblablement que nous ne sommes insuffisamment conscients qu’il existe un mystère dans la matière ou dans la relation entre la matière et la psyché, et  que nous ne tenons  pas suffisamment compte de ce que veut la nature. D’où la prudence et la mesure qui devraient être nôtres quand nous sommes dans l’appropriation et l’utilisation. Y compris celle de notre corps.

* La «  grande guerre » est très vite analysée comme une guerre de matériel


Conscience et matière

La question de savoir s’il existe des phénomènes de conscience jusque dans la matière inorganique pourrait même être posée. Elle ferait sourire ceux qui pensent qu’en répondant par l’affirmative on régresserait à un stade primitif. L’attrait pour l’or et les substances précieuses dont la structure est complexe, l’efficacité thérapeutique de certaines  pierres, le goût excessif de l’accumulation au-delà des besoins élémentaires, interrogent tout de même. Les psychothérapeutes en général s’appuieront d’abord sur les premières analyses de Jung qui avait plutôt tendance à considérer que nous projetons des contenus psychiques sur les objets qui nous entourent, sans donc mettre l’accent sur leur énergie propre. Encore parlait-il surtout des métamorphoses des substances chymiques et de leurs interprétations par le cerveau quelque peu fumeux de certains de ses  alchimistes. Il se risquera  à émettre d’autres hypothèses un peu plus tard * Plus généralement la problématique de  l’esprit dans la matière se pose. De quel type d’esprit s’agit-il ? Peut être serait il plus juste de parler de conscience dans la matière. Et comment se relier à celle ci.

*Correspondance.  Lettre du 2 janvier 1957  « Qui peut certifier que dans la cristal n’est pas à l’œuvre le même principe vital que dans un corps organique , » 

Se baser, pour une fois, sur les constats effectués en dehors du cadre chrétien et strictement occidental semble inévitable. Laissons la parole à Sri Aurobindo qui à partir d’un certain  degré de  silence mental constate que « La conscience mentale  n’est qu’une gamme humaine et qu’elle  n’épuise pas toutes les gammes de conscience possible. » * Puis parodiant en quelque sorte Shakespeare dont il avait aussi une bonne connaissance** il poursuit ainsi : « Car il  y a quantité de choses, au dessus et en dessous, qui sont invisibles pour l’homme et inaudibles »* La suite est éloquente.  Aurobindo ne parle t’il pas de l’âme du monde quand il poursuit :« A mesure que nous progressons et que nous nous éveillons à l'âme en nous et dans les choses, nous réalisons qu'il y a une conscience aussi dans la plante, dans le métal, dans l'atome, dans l'électricité, dans tout ce qui appartient à la Nature physique ». Et loin de considérer la matière comme un adversaire ou un  principe de brouillage il affirme plutôt que notre conscience ordinaire n’est pas suffisamment différenciée pour en pénétrer le mystère : «  Nous découvrons même que ce n'est pas, à tous égards, un mode de conscience inférieur ou plus limité que le mental. Au contraire, dans beaucoup de formes dites "inanimées", la conscience est plus intense, plus rapide, plus aiguë, bien que moins développée en surface»***

*Satprem  Sri  Aurobindo ou l’éventure de la conscience  Ed Buchet Chastel  1970  Page 59 
**Hamlet (« Il y a plus de choses dans le ciel et sur  la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie »
***Satprem  Sri  Aurobindo ou l’éventure de la conscience  Ed Buchet Chastel  1970  Page 60 


La lumière de la nature

Dans « Le labyrinthe des médecins errants » * Paracelse souligne l’importance de la révélation et l’oppose à la spéculation, fruit de la logique et du raisonnement. Alors que selon une philosophie du sujet, connaître signifie surtout pour l’homme moderne, après la Renaissance puis à la suite de Descartes, escompter un bénéfice et représenter une fois pour toutes ce que l’on observe, pour le médecin et alchimiste suisse la dignité et la vocation de l’homme tiennent aussi à sa capacité de réception de  la « lumière de la nature » et de ses émanations changeantes. Une telle lumière n’est pas en l’homme, prend il le soin de préciser, c'est-à-dire qu’elle ne correspond pas à des idées préconçues qu’on appliquerait à la nature, et ajoute t’il, elle n’est pas accessible aux yeux du corps. Elle n’est donc pas celle que le sujet jette sur la chose, sur un objet à saisir mais bien plus celle qui nait en lui, par le fait que l’homme est de la nature, qu’il est nature, et que en conséquence il ne saurait s’opposer à elle comme si elle était un autre. Lorsqu’il la contemple et lorsqu’il la médite elle lui parle. On doit préciser que cette lumière, distincte selon Paracelse de  celle de la révélation (chrétienne, il va sans dire) est une « seconde source de connaissance quasi indépendante », une autre source de révélation **

Pour Paracelse ce n’est donc pas la chose qui est à connaître, telle qu’on peut la décrire maintenant encore plus précisément avec nos instruments de mesure, et donc éventuellement prétendre la dominer, mais la puissance invisible de manifestation (virtus). La nature est en effet selon lui un univers de forces, de vertus (efficientes) qui travaillent de façon invisible tout le visible. Le «  réel » est une puissance mystérieuse, riche et vivante qui produit des êtres, des plantes, des animaux. C’est un invisible dans le visible, non séparé de ce dernier, dont on peut appréhender l’émanation en s’ouvrant aux signes et aux correspondances (on dirait aujourd’hui aux synchronicités), et  accueillir les images et ou les énergies qui traduisent les « vertus » par différentes formes de méditation. La leçon reste actuelle, qui nous engagerait à nous mettre en rapport avec la nature, de manière chamanique, féminine, érotique***. Et de la même façon avec l’inconscient. Ce n’est que par une lente contemplation du mercure passif que le mercure actif joue son rôle de révélateur sens émane de l’inconscient  lorsque le conscient se borne à être un récepteur.

Croyons que ce réel n’est  peut être pas si éloigné des émanations de l’Un néoplatonicien, dont on rencontre d’autres avatars dans l’histoire de la philosophie,par exemple chez les alchimistes arabes : au départ, l'Intellect Premier et l'Âme Universelle engendrent la Nature incluant tous les possibles, qui prennent corps par étapes successives,**** qu’il correspond au monde des archétypes ; et très probablement aux autres formes de conscience affirmées par Aurobindo .

 *Chap IX.  Cf   Connaitre l’invisible. Paracelse   Lucien Braun  Université de Strasbourg  Source internet
**CGJung Synchronicité et Parcelsica p 163
***Pour rendre à la nature ce qu’on lui doit. On lira avec profit la conclusion de  La cité des plantes  Marie Paule Nougaret  Ed Actes Sud  p 257 et suivantes
**** Extraits de « Alchimie et Mystique en terre d’Islam »   Pierre Lory Chapitre un  Vers le cœur de la pierre 

Pour Paracelse  l’homme n’est donc pas distinct de cette nature qu’il a cru pouvoir objectiver. La pierre philosophale des alchimistes, cette réalisation tant souhaitée est d’ailleurs dite animalis, végétabilis, mineralis.* Et l’homme  est le couronnement de la nature, non pas parce qu’il aurait la capacité de la dominer, mais parce qu’il est le lieu de la conscience. C’est en lui qu’elle parvient à son stade ultime, qu’elle devient manifeste à elle même dans une lumière qu’elle promeut elle-même. Cette nature veut donc la conscience. Elle allume une lumière en l’homme et celui-ci devient son assesseur. On pourrait dire que l’homme participe ainsi  du mouvement auto révélant, auto dévoilant de la nature. Faute de tenir compte de la présence de cet esprit invisible dans le visible qui pourrait le pénétrer ou lui devenir sensible, il ne fait la plupart du temps que tenter de s’opposer à elle. Et, dans la rapport avec la matière, il ne fait que s’attacher à l’apparence des objets. Ceux-ci  finissent par lui sembler inertes et le laissent dans un état de frustration,  à moins qu’il  n’en  subisse les lois de plomb.


La place du corps

Le phénomène humain correspond très certainement à l’accroissement de la conscience. Celle-ci doit se réaliser avec un corps, et dans tout le corps. Croire que celui-ci est le tombeau de l’esprit ou qu’il n’est qu’au  service de l’intellect n’est évidemment pas juste. On peut supposer que le corps est « naturellement » spirituel, qu’il est en correspondance avec le macrocosme. Encore faut il cultiver cette idée que l’on trouve aussi bien chez les alchimistes que dans la sagesse chinoise du Tchouang Tseu (4ème siècle avant).** Le corps n’est donc  ni un outil, ni une marchandise, ni un objet, ni un obstacle, il est tout autant que l’intellect, le  cœur du monde.Un autre rapport avec la nature, une  autre considération de la matière exigent une intelligence corporelle accrue, soit une conscience avec l’ensemble du corps. 

Quelques incursions dans le monde de l’alchimie arabe, cinq siècles ou davantage avant les énonciations de Paracelse vont nous aider à étayer cettephilosophie. Pour les alchimistes médiévaux déjà, la séparation entre la matière et la psyché était relative. «Car en fin de compte, les esprits sont de la lumière-être (nûr wujûdî) à l'état fluide. Les corps sont également de la lumière-être, mais à l'état solidifié », écrivait Shaykh Ahmad Ahsâ'î" (Perse)**. Et ces alchimistes postulaient  des  correspondances et des symétries de part et d’autre du niveau de séparation entre « le subtil et l’épais » :

* « Et c’est pourquoi cette pierre est appelée  parfaite, parce qu’elle possède en elle la nature des minéraux, des végétaux et des animaux »  Trad de l’Hortulanus par Jung dans  La psychologie du Transfert »  p 62
**JF Billeter Dans ses leçons sur Tchouang Tseu Ed Allia  p 46 commence par citer un passage de Spinoza dans l’Ethique : « Personne n’a encore acquis une connaissance assez précise des ressorts du Corps pour en expliquer toutes les fonctions…tout cela montre assez que le Corps par les seules lois de sa nature, a le pouvoir d’accomplir de nombreuses actions qui étonnent son propre Esprit » Ce corps étant défini un peu plus loin, page 50 ,en opposition à l’esprit « non comme le corps anatomique ou le corps objet mais comme la totalité des facultés, des ressources et des forces connues et inconnues de nous, qui portent notre activité »
**Extraits de « Alchimie et Mystique en terre d’Islam »   Pierre Lory  Chapitre un  « Vers le cœur de la pierre »

« -entre les mondes angéliques du malakût et le monde animal 
- entre le monde des Idées archétypales et le monde végétal, 
- entre l'Intellect Premier et le monde minéral. 

Pour eux le lieu par excellence de la synthèse les forces subtiles et les corps  denses, … « c’est l'entité humaine, qui réunit en elle. tous les niveaux de l’ existence, des plus denses aux plus spirituels. Elle joue ainsi le rôle de «transformateur »,  pour employer un terme anachronique, de lieu d’échange entre énergies célestes et terrestres».*Exclure les niveaux les plus denses  et donc le corps ne semble donc évidemment pas possible si ce dernier est  le lieu de la synthèse. 


L’actualisation de cette lumière

Après la « redécouverte » de l’inconscient, on peut se demander ce que la psychanalyse et la psychologie analytique  peuvent ajouter  à ce qui précède et dans quelle mesure la thèse paracelsienne garde son actualité. Que la psychanalyse freudienne ait commencé à porter un coup sévère à l’illusion de supériorité spirituelle et intellectuelle de l’homme  et qu’elle l’ait notamment conduit à mieux prendre en compte certaines des pulsions  qui  le traversent est en général admis. Mais l’ origine positiviste ou matérialiste de la psychanalyse , et son souci initial de se démarquer vigoureusement de la parapsychologie, son peu d’empressement  à envisager un invisible consubstantiel au visible, et son dédain pour la transcendance  l’ont un peu trop réduite parfois à n’être qu’une spéculation sur les enchainements de causes, d’ailleurs plus ou moins avérées, que l’on situe surtout dans l’histoire du sujet ou dans celle de la lignée (jusqu’à Lacan en tout cas dont les méditations sur le Réelenrichissent le débat)..

On peut ajouter que ses origines ne lui ont pas permis de  s’écarter des perspectives habituelles d’affirmation de la subjectivité, le renforcement de cette dernière étant définie comme l’alpha,  l ’oméga et le souverain bien. La  psychanalyse s’est donc moins  intéressée à  la texture et aux racines de la conscience et à nature poétique de l’homme qu’à la place de l’individu et aux conditions de son développement dans la famille ou la société. Quant à un rapport très sensible et inspiré à la nature  en tant qu’elle peut être une  source d’enseignements et de bénédictions il n’en fut guère question si l’on excepte un intérêt soutenu et nostalgique  pour l’expression de la  sexualité à laquelle justement la dite  psychanalyse réduisit sa voix . Or si une autre relation à la matière passe évidemment par un rapport différent à la nature et au corps, il ne sert à rien  de pousser la reconnaissance des  énergies de la sexualité si on ne fait pas rentrer la conscience dans le corps, c'est-à-dire si on ne  conçoit pas ce dernier comme un tout, un univers susceptible d’organisation et une conscience susceptible de relation et d’inspiration.

La psychologie analytique,  et c’est ce qui la distingue radicalement de la psychanalyse avec laquelle elle a sur d’autres plans beaucoup de points communs, pose très explicitement cette présence de l’invisible dans le visible et elle tient le plus grand compte de la puissance mystérieuse de la Nature en tant que source d’illumination. La philosophie alchimique, sa devancière, comme le soulignait avec force Etienne Perrot ne séparait jamais la nature et la surnature. Les rêves, on peut s’en rendre compte, parlent plus souvent un langage naturel, non expurgé,  qu’ils ne déroulent des abstractions. Cela ne les empêche pas d’être gorgés de sens, et d’induire des dynamiques. Certains nous touchent comme des révélations. Lorsque Jung affirme que  seul l’accès au numineux a un effet thérapeutique il ne dit pas autre chose que Paracelse pour qui la vraie médecine ne consiste pas à savoir mais à voir, et à faire l’expérience de la certitude. 

Et lorsqu’il énonce que l’inconscient c’est dans un certain sens la nature qui se connaît elle-même, il confirme une philosophie et il amorce une méthode thérapeutique esquissées par son devancier. Le numineux ne serait pas seulement une illumination de l’esprit  au sens où on l’entend  parfois (allégement, clairvoyance, etc..)  mais il renforcerait notre lien avec la nature en transfigurant notre corps.

Rappelons que pour le médecin de la Renaissance  la nature se connait elle-même, se rend intelligible, et se fait sens en l’homme. Et  que pour lui « c’est l’esprit du rêve qui est le corps invisible de la nature »* C’est donc en prêtant attention aux manifestations oniriques que l’homme fera alliance avec la nature, c’est en se nourrissant de ce que l’inconscient apporte qu’il acquerra un corps, et qu’il transformera aussi son rapport à la matière. Et pas seulement serait on tenté d’ajouter par la grâce des grands rêves mais surtout en étant capables de déceler dans la trivialité de tous les rêves l’influence des archétypes. L’invisible est dans le visible.  


La matière et la materia prima

Ce qu’est  la matière est un mystère que l’on feint de connaître.  Jung et le physicien Pauli  à leur heure en ont beaucoup débattu et en sont arrivés à quelques suppositions communes. Leur échange fructueux a  permis à Jung d’affiner son  concept de synchronicité, comme principe de relations acausales**, Celui ci se réfère explicitement à un « unus mundus » monde des archétypes dont proviennent  les manifestations psychiques et matérielles. La supposition peut être faite, écrit il à une de ses correspondantes « d’un seul univers dans lequel psyché et matière sont une seule et même chose, dans lequel nous pratiquons une discrimination aux fins de la connaissance »***. Nous les distinguons donc  uniquement pour mieux les connaître en eux-mêmes.  

*Paracelse cité par Jung dans Synchronicité et Parcelsica p 163
**Synchronicité et Paracelsica  Ed Albin Michel 1988
***Correspondance Lettre du 2 janvier 1957

Dans cette même lettre il rectifie aussi quelque peu l’enthousiasme de celle qui lui écrit et la ramène aux limites imposées par la théorie de la connaissance : « Nous ne pouvons pas parler de Dieu, mais seulement d’une image qui se présente à nous  ou que nous nous faisons de Lui… si nous voulions créer un mythe, nous dirions que « Dieu » présente deux aspects, l’un spirituel, l’autre chtonien, ou plutôt matériel. Il nous apparaît comme la matière du monde et comme l’esprit qui met le monde en mouvement». Manifestement donc Jung réhabilite la matière, en la divinisant, ce qui correspond toujours aux conceptions paracelsiennes, qui semblent s’opposer à celles du Christianisme néoplatonicien pour lequel elle est davantage un adversaire et un principe de brouillage de l’information qu’un partenaire.

Les alchimistes eux  comme on le sait se sont passionnés pour leur « materia prima » dont Jung nous explique dans Psychologie et Alchimie *qu’elle « porte la projection du contenu psychique autonome », autrement dit qu’elle est la vie de la psyché et qu’elle correspond à un inconscient dynamique et opérant en nous, par métamorphoses successives. Jung a d’abord affirmé que la materia prima n’est en rien concrète et matérielle, qu’elle est essentiellement psychique, mais c’était une façon de s’opposer aux « souffleurs de verre » qu’étaient à ses yeux les tenants d’un alchimie opérative dont la richesse ne lui semblait pas avérée. Cette materia avec ses dynamismes autonomes peut être interprétée aussi comme le fond de l’homme,  ou  comme le vecteur des émanations de ce que les anciens appelaient l’ âme du monde. Dans le « Rosaire des philosophes » elle est dite racine d’elle-même, autonome et principielle. Pour Paracelse elle est la mère des éléments et de toutes les créatures. « L’autonomie et la pérennité de la materia prima évoquent un principe égal à la divinité  et qui correspond à une déesse mère » analyse Jung** .

Lumière de la nature, cause première, sans parler d’autres qualités de cette materia comme l’ubiquité et la perfection, toutes ces assertions faites à partir d’ observations ou de méditations attentives et d’expériences intérieures, les yeux de l’âme et de l’esprit grands ouverts, divinisent effectivement ce que nous appelons aujourd’hui l’inconscient, ou du moins la source psychoïde (en deça de notre expérience) des manifestations qui nous autorisent à parler de lui.  « La chose dont proviennent les choses est Dieu, invisible et immuable »***. Et donc  la dynamique de la materia prima correspond à la cause première.

En nous reliant à elle via l’inconscient, en la laissant nous travailler, nous pouvons alors nous ajuster au déploiement de l'unité principielle. Traduit en termes de psychothérapie ordinaire cela veut dire vivre de manière plus économique, ne pas être à contre temps, accepter les fluctuations de la vie, etc..  Dans les prolongements de sa recherche alchimique Jung n’a pu éviter de  dire  que psyché et matière sont deux 

*P et A p 407
**P et A p 413
***P et A p 414 Traduction du « Liber Platonis quartorum »

aspects d’une seule et même chose. Il a émis à nouveau l’hypothèse  ou fait  le constat d’une origine commune archétypique - «  l’ unus mundus »-  des phénomènes matériels et des phénomènes psychiques. La relation (non exempte de discernement) avec l’ inconscient doit évidemment   nous permettre de nous laisser mieux conduire et enseigner par la nature au lieu de nous opposer à elle, d’accomplir son dessein et de le faire de manière juste. Si  l’inconscient est défini comme  la nature qui se connait elle-même, il nous permet donc de nous accorder à la conscience de la matière. Et en nous reliant à la nature, on peut supposer qu’il nous préserve t’il du mal qui résulterait d’une absence de relation avec elle et donc d’une revanche de la matière.


La materia prima et la Mère

N’existe t’il pas deux voies aussi valables de réalisation, celle qui passe par la relation avec le Dieu père et celle qui se place sous l’influence de la déesse mère ? La materia prima, pour nous donc l’inconscient dynamique tel que les rêves et les visions nous permettent de le sentir affecte le corps et l’âme . On peut aussi l’assimiler,  si on se réfère aux commentaires de Jung dans « La psychologie du transfert ,»  à l’opération du Saint Esprit. Et  tout autant dire qu’elle correspond aux opérations de la « Grande mère ». La « pierre » philosophique est spirituelle et matérielle. 

Revenons au problème du Mal. « Le christianisme a fait de l’antinomie entre le bien et le mal un problème universel et l’a élevé en formulant dogmatiquement cette opposition au rang d’un problème absolu en décidant ce qui est mauvais et ce qui est bon *». La philosophie alchimique,  courant souterrain qui en Occident accompagne le christianisme, et que l’on peut aussi considérer comme un précurseur de la psychologie analytique, considère autrement le problème. Elle «  s’efforce de combler les lacunes que laisse subsister la tension régnant entre les contraires... »**Un de ses axiomes décisifs est l’aphorisme de Marie la Prophétesse que Jung commente ainsi : «  Entre les chiffres impairs de la dogmatique chrétienne s’insèrent les chiffres pairs qui signifient le féminin, la terre, le monde souterrain, le mal lui-même.. L’évolution de la conscience vers l’aspect masculin, d’une telle importance pour l’histoire du monde, est tout d’abord compensée par l’aspect chtonien et féminin de l’inconscient. »***

Jung précise ensuite, ( avec optimisme ?) que l’alchimie, en lien avec cette Mère qui a précédé le monde paternel, crée un autre fils, c'est-à-dire une conscience, au moyen de l’esprit  humain, qui est  le complément ou le pendant chtonien du « fils de l’homme », c'est-à-dire du Christ. Et dit t’il «  de même que  le fils supérieur a pour

*CGJ P et A p 30 31 
**CGJ P et A p 33 
***P et A page 33 « L’un devient deux, deux devient trois, et du troisième naît l’un comme quatrième. »

tâche le salut de l’homme (du microcosme), le fils inférieur a la signification d’un sauveur du macrocosme »*

Il s’agit donc notamment de réhabiliter et de rédimer la matière. Ne pas se situer dans une telle perspective empêcherait de bien comprendrele rêve fameux que fit Jung enfant, dans lequel Dieu défèque  sur  la cathédrale de Bâle. Un tel événement annonçait justement la tâche correspondante et son urgence. Autrement dit le deuxième fils correspond à la possibilité non de combattre la matière mais de la respecter et de s’accorder à elle. Comment ? Cela constitue  le secret individuel ou le tourment de chacun, et le parcours de celle qui va suivre va en constituer une illustration particulière.  La séquence proposée illustre aussi assez bien ce qu’on pourrait décrire comme le péril des faux amis en psychothérapie alchimique, c'est-à-dire qu’on pourrait foncer tête baissée vers une interprétation qui  considérerait de manière restreinte la question sexuelle et s’en tenir là. 

Au-delà des complexes évidents qui enserrent la personne, se profilent pourtant  d’autres enjeux, comme celui de  participer à la renaissance d’un esprit féminin, autrement dit de faire passer davantage la conscience dans le corps, ou de s’appuyer sur celle qui peut  l’animer afin de vivre de manière plus entière et plus sensée. On verra aussi que ce qu’on peut appeler le mal, soit en l’occurrence une névrose assez carabinée, résulte d’un déséquilibre entre les influences archétypiques.

 

Additif :

Le titre Les énergies du Mal est ambigü
Il renvoie aux différentes sources des manifestations de ce qu’on appelle à bon droit, ou à bonne morale, le Mal
Et il traite des énergies qui doivent être accueillies, reconnues et métabolisées
et qui ne sont en définitive les énergies du Mal que par un refus ou une incapacité de les traiter et de les intégrer ( transformer)

Le Mal procède des égarements suivants

Démesure
Unilatéralité
Refus de l’autre
Identification aux images divines
Possession par des complexes archétypiques
Et refus de la transcendance

Il impose donc les tâches élémentaires que sont

L’identification de l’ombre personnelle
La dissociation volontaire avec les images archétypiques (différenciation)
L’alliance avec l’inconscient ( dont certaines strates correspondent, en termes traditionnels, au bon Dieu, mais aussi au diable )