A propos de Nietzsche et de l’individuation
Zarathoustra
L’Evangile de Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra annonce le renouvellement et le dépassement de l’homme : « L’homme est quelque chose qui se doit surmonter et le surhomme est le sens de la terre ».1 Ces deux propositions se complètent dans un sens qui nous paraît aujourd’hui plus familier qu’il ne l’a été aux contemporains et à certains successeurs du philosophe. Si la première 2 pourrait paraître excessivement ambitieuse, héroïque, et risquerait, si elle était mal comprise, d’être gage de démesure, l’humus de la seconde la tempère dans le sens d’un retour à la nature et à la naturalité .3 Ce qui forcément tourne le dos à l’idéal et restitue au corps et à la matière toute leur dignité.
Les philosophes alchimistes savaient déjà que tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas et ils ne nous engagent pas à établir une hiérarchie rigide entre l’âme, l’esprit et le corps. Contrairement au Christianisme dont Nietzsche dénoncera le dualisme à partir de ses excès : « Jadis l’âme considérait le corps avec mépris [..] elle voulait que le corps soit émacié, affreux, famélique » 4 Jung, de son côté, soulignera, dans Psychologie et Alchimie, que le mal et la matière forment la dyade qui a été rejetée dans les ténèbres. Elle est « l’âme divine enchaînée dans les éléments » qu’il s’agit de délivrer ».5
En s’appuyant sur certains énoncés de Nietzsche le fameux concept limite de Volonté de puissance - qui meut le surhomme- pourrait être interprété comme la force (pulsionnelle) qui anime le déploiement du monde matériel depuis l’origine, dont l’homme fait évidemment partie avec ses instincts et ses passions, force qui irrigue le corps, et fortifie le caractère 6. Bref, ce serait la puissance de vie qui participe à la différenciation de tout être vivant.
Si nous reprenons les termes de la philosophie alchimiste et de la tradition chrétienne, les passions de l’âme 7, qui mettent l’homme en mouvement, ou le possèdent, doivent tout d’abord être longuement purifiées en phase albedo. Tel est un des enjeux du travail, analytique. Peut-on ensuite rapprocher ce qui en résultera bien plus tard : l’union avec le monde un, qui est le terme de l’opus alchimique lors de la rubedo, d’ une perméabilité et d’ une docilité à l’énergie agissante dont parle Nietzsche ? Celle-ci étant pensée comme étant à l’origine de tous les phénomènes physiologiques, psychologiques, moraux et culturels.
L’union avec l’unus mundus, en rubedo peut être sentie comme une réintégration dans l’unité primordiale. Elle correspond en termes psychologiques, pour chacun, à l’incarnation du Soi (de la personnalité totale, du désir d’entiereté, de complexité, etc), qui se fait sentir en nous et dont l’influence devient décisive, ainsi qu’ à un jeu de correspondances beaucoup plus sensible entre l’intérieur et l’extérieur. Cette influence n’est plus troublée par les volitions inconstantes ou inappropriées du moi qui, au contraire, se laisse enseigner par les synchronicités et mouvoir conformément à l’esprit du temps. A ce stade on peut aussi penser que les divers instincts ne sont plus du tout atrophiés ni perturbés, qu’ils se complètent et s’équilibrent, que l’ensemble des influences archétypiques s’ordonne autour d’un archétype central.
Est-ce à dire qu’alors l’homme exprime alors la volonté de puissance ? On peut quand même se poser la question de savoir si le terme de l’œuvre consiste vraiment, ou seulement à se raccorder à une telle volonté telle que Nietzsche la conçoit. Dans son acception pleine la rubedo semble plus « spirituelle » (quoique ce dernier terme doive être interprété, si l’on pense que ce que l’on appelle l’esprit est aussi dans la matière et organise son déploiement), ou plus consciente. L’espérance nietzschéenne porte sur un homme raccordé à des dynamismes forts. Le terme de l’œuvre alchimique correspond à un homme inspiré et à une action non agissante. Est-ce la même chose ?Si le surhomme est le sens de la terre, l’homme individué enraciné dans sa terre intérieure exprimera tout autant la voie du ciel. Et comment concilier les deux ?
Il ne semble pas que Nietzsche y soit parvenu, (qu’il ait pu concilier la spiritualisation de la matière et la corporification de l’esprit). Jung dans ses séminaires et dans son ouvrage Psychologie de l’inconscient lui reprochera de ne pas avoir traduit dans la pratique ses théories et d’avoir omis de vivre son instinct animal. Plus encore il nous mettra en garde contre le nouvel idéalisme du philosophe de Sils Maria dont la fin de vie illustre « les dangers que comporte en soi toute tentative de sauter par-dessus le christianisme »8 sans avoir clairement perçu notre ombre (de puissance). Nietzsche dans Par delà le bien et le mal 9 en posant la volonté de puissance comme cause première, la déifie en quelque sorte. Mais s’il ne peut s’empêcher, lui aussi, de postuler un seul principe originel, l’usage qu’il semble en faire, l’exaltation de la puissance du moi, ressemble à de l’inflation.
L’homme éteint
Dans La généalogie de la morale Nietzsche déplore le rapetissement et l’affadissement de l’homme moderne, trop civilisé peut être, ou raboté en quelque sorte, dont les forces vitales sont épuisées, ou contenues, et dont il espère le sursaut. (On retrouvera les échos de cette dénonciation dans le Malaise freudien).10 La civilisation et ses conquêtes ont rendu l’homme primitif partiellement obsolète. Ses instincts naturels ont été dévalués par les conditions de vie moderne11. L’homme n’a plus d ’autres ressources que de déplacer le champ où ils pourraient servir et désormais (dans le meilleur des cas) il tente de sublimer ou d’intérioriser ses énergies au lieu de les libérer à l’extérieur. Son âme animale prend alors partie contre elle-même et elle a mauvaise conscience.
Par ailleurs cet homme est trop prisonnier de valeurs humaines qui ont remplacé les valeurs supérieures d’autrefois et ont la même influence en termes de négation ou de dépréciation de la vie. « La morale remplace la religion, l’utilité, le progrès, l’histoire elle-même remplace les valeurs divines »12. On gardera à l’esprit les mises en garde de Jung portant sur les risques que nous courons d’être possédés par des images archétypiques, les idées et tous les avatars de dieux et de démons ayant leur vie propre. On tiendra avantageusement compte d’influences psychiques éternellement agissantes qui génèrent les contrefaçons dénoncées par son devancier.
Nietzsche ne se contente pas du sombre diagnostic qui précède et n’en affirme pas moins que cette « castration », qui est le fait de l’âme animale qui prend parti contre elle-même, en dépit de la souffrance qui en résulte, offre la possibilité d’un dépassement. Il espère que l’homme forcé de jouer contre lui-même deviendra un pont vers l’avenir, que cet homme affadi sera le chaînon vers une nouvelle conscience.
L’individuation selon Nietzsche
« Comment nous retrouver nous-mêmes » ? Telle est la question posée par le philosophe lorsqu’il traite de l’éducation et se mesure à Schopenhauer. Question à laquelle il répond sans concession. « Il n’existe au monde qu’un seul chemin sur lequel nul autre que toi puisse passer ».14
Voilà une belle définition de la voie de l’individuation, qui nous paraît désormais évidente, mais qui n’en est pas pour autant performative. Le moins que l’on puisse dire effectivement d’un tel chemin c’ est effectivement qu’il n’est pas connu à l’avance. Et pourtant, sauf exception rarissime, on ne peut l’emprunter seul. Il est hautement préférable d’être accompagné et c’est d’ailleurs probablement ce qui a manqué à Nietzsche. On soulignera alors la vertu de la meilleure psychanalyse, celle dont la modestie dubitative et la discrétion de l’accompagnement respectent la singularité du voyageur.
Comment parvenir à la liberté de l’âme ? Par une ascèse dont Nietzsche énonce immédiatement la difficulté : « C’est de surcroît un commencement pénible et dangereux que de creuser ainsi en soi- même et de descendre de force par le plus court chemin dans le puits de son être ».15 Interrogeons alors la validité d’ une telle énonciation qui semble survaloriser la volonté personnelle. Doit-on préciser qu’une telle force est plutôt subie, qu’elle s’impose au moi et que la volonté de celui-ci doit s’y assujettir ?
Lorsqu’on propose à nos patients de se relier aux manifestations de l’inconscient, les rêves de descente sont très fréquents et ils ne manquent pas de susciter l’effroi de certains candidats. Parce que cette descente s’impose à eux plus qu’ils ne la décident. En général ils sont venus pour trouver une position au-dessus des difficultés de l’existence, pour restaurer le primat de la conscience, pour s’alléger, etc.. Malheureusement la psychologie des profondeurs exige le plus souvent une plongée initiale dans les eaux froides, voire glacées, de l’inconscient quand ce n’est pas plus dramatiquement encore une visite des enfers. Jung soulignera que la descente dans le puits obscur est un moyen pour trouver l’anima, sa force et son art de vivre.16
Cette plongée est-elle bien nécessaire toutefois ? Ne nous connaissons-nous pas bien assez ? « Quand tout porte témoignage de ce que nous sommes ».17 Ne pouvons-nous pas aisément déjà donner une définition de ce que nous croyons être ? On ne balaiera pas ces sempiternelles objections d’un revers de main. La nécessité commandera l’engagement lorsque la névrose sera trop handicapante.
La voie du coeur
L’accès direct, le plus court chemin, nous pourrions le supposer être cette « voie royale » qu’est le recueil des rêves et leur interprétation. Nietzsche propose néanmoins une autre pratique d’auto-analyse, une anamnèse joyeuse mais qui donne moins de place à certaines strates plus profondes de l’inconscient : Que la jeune âme se retourne vers sa vie antérieure et se demande « Qu’as-tu vraiment aimé jusqu’à ce jour, quelles choses t’ont attirée, par quoi t’es-tu sentie dominée et tout à la fois comblée ? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets vénérés et peut être te livreront-ils, par leur nature et leur succession, une loi, la loi fondamentale de ton vrai moi »18. De telles questions nous évoquent bien sûr celle que Jung se pose au moment de donner une autre orientation à sa vie : Quel est mon mythe ?
Le « seul chemin » de Nietzsche est un exercice spirituel remarquablement précis et mobilisateur. On pourrait objecter qu’il fait l’économie d’une partie de l’ombre, de celle qui étant la moins admissible par la conscience pose problème, dans la mesure où elle s’oppose à la volonté de puissance (ou la gangrène), au désir et au mouvement de la vie, et parce que la médiocrité dont elle témoigne doit être mise à jour et assumée, ce qui n’est pas une tâche très agréable. C’est pourtant en l’assumant que « la descente dans les couches de plus en plus profondes de l’inconscient se transforme(ra) en une illumination venue d’en haut »20. Telle était d’ailleurs l’espérance (ou l’intuition) nietzschéenne si l’on en juge par ce qui suit qui sonne étrangement comme une vérité traditionnelle: « car ton essence vraie n’est pas cachée au fond de toi ; elle est placée infiniment au-dessus de toi ou du moins de ce que tu prends communément pour ton moi ».20
L’hymne à la joie du philosophe et le raccordement à la part décisive de nous-mêmes, celle « qui résiste absolument à toute éducation »21 n’en sont pas moins essentiels. On pourra s’en inspirer en psychothérapie pour amorcer l’exploitation de ce qui est trop resté en friche et pour stimuler l’usage de fonctions tombées en déshérence. Le travail qui consiste en un tel examen des ressources est une condition nécessaire (mais pas suffisante) de l’épanouissement de la personne. La créativité qui découlera de l’ inventaire mémoriel proposé par Nietzsche, outrepassera cependant les vertus d’un exercice de lucidité qui ne porterait que sur nos faiblesses et nos limites . Et il nous rapprochera de l’esprit de la rubedo.
L’homme à venir
Lorsque Nietzsche parle du surhomme, et quelques soient les réserves déjà énoncées, il n’entend pas un quelconque Goldorak bodybuildé, un super héros fortement narcissisé, ou le membre à part entière d’une race de vainqueurs. L’élu auquel il fait allusion est celui qui s’est échappé du nihilisme22 et de la haine de soi, celui dont les valeurs n’ont pas terni l’éclat, l’homme redevenu joyeux et créateur. Cet homme dont les forces vitales ne sont pas épuisées passe l’homme ordinaire, moutonnier, qui s’effraie du tragique, on dirait aujourd’hui de l’homme politiquement correct et se pensant moralement irréprochable. Ce qui ne signifie pas pour autant que ce surhomme soit immoral, mais certainement qu’il ne passe pas son temps à poser des jugements de valeur au lieu de vivre.
On peut croire pourtant que l’annonce nietzschéenne est beaucoup trop ambitieuse pour l’homme amoureux de la servitude. La voie empruntée par le Christ, tel que Jung en donne l’interprétation dans le Livre rouge23, et qu’il développera dans Mysterium conjunctionis, ne l’était-elle pas déjà tout autant ? Elle diffère toutefois de la voie chrétienne sur un point essentiel énoncé dès le prologue de Zarathoustra auquel on peut revenir : « Le surhomme est le sens de la Terre ». De quelle terre s’agit-il ? Sans doute pour Nietzsche de ce qui s’oppose au ciel des valeurs idéales qui asservissent l’homme et encouragent la maltraitance du corps selon une conception de l’âme (chrétienne) trop stratosphérique. Il s’agit donc d’un enrichissement par les forces chtoniennes mais nullement de revenir à la bête comme le philosophe déplore que la tentation en soit trop répandue (et comme Jung craint que ce ne soit le cas en bazardant hâtivement la tradition chrétienne). Nostra terra était rappelons-le pour les philosophes alchimistes ce que nous appellerions aujourd’hui l’inconscient, d’où sourdent des informations objectives et des influences archétypiques. Nietzsche a, peut-être ou sans doute, une telle intuition. Ce qui le distingue de son successeur, si l’on souhaite accorder à Jung cette dignité, c’est d’une part qu’il n’ a pas forcément exploré toutes les voies d’accès à cet inconscient, d’autre part qu’il en a mésestimé les périls. Sa terre à lui reste hypothétique et il sombrera d’une telle chose.
On peut sans doute dire que Jung a accompli ce que le philosophe qui l’avait précédé n’avait pas réussi à faire, avec plus de prudence, d’abord en se confrontant à ses ombres 24, puis en se reliant aux figures ambivalentes et aux énergies des forces de l’âme par ses imaginations actives. On rappellera que ces archétypes, que l’on peut comprendre comme des énergies formatrices émanant d’un unus mundus 25, sont enfouis dans la terre, le corps et la matière, autant qu’ ils organisent notre ciel psychique.
Peut-on dire que Nietzsche est le chantre de la fonction de l’inconscient qui compense le Christianisme ? Lui qui semble dénoncer la préférence pour la transcendance et prôner l’immanence 26.Une telle opposition entre les deux notions philosophiques a toutefois moins de sens aujourd’hui. Redonner une dignité à la terre, à la physis, à ses lois, et à la volonté de puissance qu’elle exprime, s’impose toujours. Mais la proposition alchimique de descendre en terre et de monter au ciel, c’est-à-dire de ne pas nier que la découverte du sens procède de l’un comme de l’autre, et découvrir que les mêmes lois régissent les deux opposés , Psyché et Matière, nous paraît plus moderne. A ce compte-là nous devons voir le dehors avec les yeux du dedans, et réciproquement, et plutôt apprendre à vivre en synchronicité. Unus mundus 27 ou monde physique ce n’est pas du tout la même chose. Nietzsche n’est pas paracelsien et sa terre se réfère peut-être surtout au second. Serait-il plus spinoziste ?
La Gaie Science, le Gai Savoir et l’Humanisme
La première est l’alchimie pratique des songes telle que l’a présentée par exemple, dans nombre d’ouvrages, Etienne Perrot 28. L’ouverture au monde intérieur nous en délivre les merveilles. Le constat des synchronicités peut nous surprendre et nous ravir. Le Gai Savoir nietzschéen lui se gausse du besoin de croyances et de fausses certitudes métaphysiques ou positivistes qui témoigne de notre « instinct de faiblesse » (et ses sarcasmes ont probablement inspiré Freud). « La croyance se trouve toujours convoitée avec le plus d’urgence là même où la volonté fait défaut [..] Le fanatisme est en effet l’unique « force de volonté » à laquelle puissent être amenés aussi les faibles et les incertains » ***.
Nietzsche inscrit tout de même son ambition de libérer l’homme des vieux oripeaux métaphysiques au conditionnel, et il semble ne pas totalement ignorer les périls d’une telle aventure : « En revanche, une joie et une force de détermination de soi seraient concevables , une liberté du vouloir, à la faveur desquels un esprit congédierait toute croyance, tout désir de certitude, exercé qu’il serait à se tenir en équilibre sur des possibilité légères comme sur des cordes, et même à danser de surcroît au bord des abîmes. Pareil esprit serait le libre esprit par excellence ».29
La proposition pour effrayante qu’elle soit est assurément fort stimulante. S’il est sain de congédier tout désir de certitude, la liberté qui en découle peut sembler dangereuse si elle n’est pas complétée et augmentée par le balancier des informations issues d’une source sûre. Une telle source les anciens la recherchaient dans la Nature. Et on ne doit donc pas, aujourd’hui, exclure que l’ambition humaniste aille de pair avec un lien « religieux » avec l’inconscient, celui-là même qui a manqué à Nietzsche. On peut d’ailleurs croire, d’après ce qui précède, que ce dernier qui reprochait aux croyances d’hypnotiser le système intellectuel était lui trop fasciné par le vide et l'abîme. La relation à l’inconscient nous donne par contre une terre sur laquelle nous appuyer et danser.
Jung, plus mesuré et qui ne reculait devant aucun paradoxe, soulignera d’abord que les grands systèmes confessionnels ont le désavantage de priver les fidèles de leur propre expérience intérieure, et donc de leur capacité de décision et d’affirmation. Mais il n’en insistera pas moins ensuite sur la valeur des traditions et sur la nécessité de les réinterpréter, à partir de notre vie et de notre lien avec l’ Autre de nous et en nous.
Un tel chemin peut nous rendre gais parce que nous avons alors parfois l’impression d’être portés et contenus au lieu d’être livrés à l’effrayante solitude de la liberté totale et au vertige du funambule qui oscille au-dessus du vide. Nietzsche certes parle de la liberté du vouloir, en lien avec la volonté de puissance cause première mais son surhomme qui en découle paraît très individualiste. Or on ne s’individue pas sans un lien conscient avec autrui, (et encore moins dans le mépris de ses semblables) claironne Jung. D’une telle attention résultent les limites qui font notre humanité.
La philosophie morale de Nietzsche
L’acquiescement à ce qui est, à l’immanence du monde, l’amor fati et plus encore le courage d’assumer pleinement ce qui est vécu en tenant compte de l’hypothèse de l’éternel retour, « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois » 30 et en répondant positivement à la question « Voudrais tu de ceci ? » caractérisent la philosophie morale nietzschéenne. Tel serait le critère de la vérité et de la force de caractère. On doit agir de telle sorte que l’on serait heureux d’agir de cette façon encore et encore, ce qui peut être rapproché de l’impératif Kantien : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Une telle ambition est le gage d’une responsabilité accrue, ce qui en fait toute la grandeur. La pratique qui en découle porterait la marque de la perfection si elle était possible sans une crispation excessive de la volonté. Il n’est pas sûr que la rubedo de l’homme taoïste, sa vie spontanée et inspirée et son action non agissante n’en diffère pas sensiblement .
Conclusion
Il n’est pas contestable que Nietzsche anticipe à sa manière le concept d’individuation jungien 32, étant précisé que la genèse de celui-ci remonte à la nuit des temps. Sans revenir à toutes les sources de ce concept et de cette voie et en créditant le philosophe d’une audace nouvelle on peut dire qu’il a tourné autour, qu’il a senti son caractère essentiel, quitte à en exagérer le caractère de rupture avec ce qui précédait. Le philosophe en tout cas a nettement refusé la facilité et on doit le créditer d’avoir insisté sur la « la gravité du combat pour la mise au monde de soi ».33
L’objectif de son opus ressemble fort à celui des philosophes alchimistes, sinon à leur expérience, dans la mesure où il s’agit de « faire sortir sa propre vie de l’état de matière première et d’en faire une œuvre sui generis, (ce qui ) peut prendre le caractère d’un combat à la vie et à la mort »34. On voit la ressemblance avec les affres de l’opus alchimique, tout particulièrement dans sa phase de nigredo ou parfois comme le disait Jung tenir bon est une question de force brute.
La portée invisible, non conditionnée, valable pour l’éternité, d’une analyse aussi ouverte que possible qui vise, aussi, la création de structures et qui s’apprécie, aussi, selon des réalisations symboliques intérieures, doit être rappelée. « Nietzsche est le guide qui nous oriente dans la belle tentation de créer de grandes structures vivantes à partir d’un matériau composé de talent et de caractère » , écrit Peter Sloterdijk, en surestimant quelque peu la volonté. Nous retiendrons l’idée que l’individuation , qui consiste à faire naître Dieu dans l’âme, s’apprécie parfois lorsque des formes ordonnées, qui relèvent de la phénoménologie du soi, surviennent dans les rêves.
La question de savoir si de telles structures s’accompagnent symboliquement de réalisations concrètes, si elles ne correspondent qu’à des productions oniriques ou s’épanouissent aussi dans des réalisations matérielles reste posée. Qu’est ce que la réalité, celle des sens, ou est-elle au-delà ? Qu’est-ce que la rubedo ? Comme se pose aussi la question de savoir qui accomplit l’œuvre : l’artiste, le patient, l’adepte, l’alchimiste ou la Nature ? La réponse jungienne pointe l’articulation entre un moi solide et le dynamisme « soyeux » de l’inconscient.
Le « surhomme « nietzschéen » serait selon un de ses interprètes contemporain « une œuvre d’art du moi qui se perfectionne de manière autoplastique. On retiendra que de ce programme découle un impératif de la réalisation de soi, ce que chacun pourra tenter de vivre, dans un premier temps, avec ou sans l’ appui de l’inconscient. Mais quelles sont les références (philosophiques et traditionnelles) qui vont permettre d’ apprécier la valeur d’une telle réalisation ? Et peut-on l’atteindre si l’on évite son ombre ? « Si tu veux te créer, ne commence pas par le meilleur et le plus élevé, mais par le pire et le plus profond » affirme Jung 37. On remarquera d’ailleurs l’évolution qu’a connue cette bonne nouvelle qu’il a commencé d’énoncer dans le Livre Rouge et qu’il n’a cessé d’affiner ensuite. L’ objectif de se vivre soi-même s’estompera finalement dans l’énonciation de la réalisation du Soi. Développement personnel ou individuation les deux voies se ressembleront tant qu’on ne donnera pas la première et la dernière place au génie maléfique, malicieux et exigeant de l’inconscient. C’est-à-dire à la dynamique du Soi que l’on peut comprendre comme le vrai désir.